Une Heureuse Tempête
Extrait du journal d'un sans abri - Conte de Noël
La nuit se retirait à pas lents en ce matin d'hiver. L'aube balayait le ciel de ses poussières scintillantes et le linceul blanc se teintait de rose, par endroits.
Par-ci, par-là, depuis le trou d'un mur, un moineau ébouriffé et engourdi par le froid émettait une plainte.
Il promenait son regard sur le sol à la recherche de quelque pitance. Les arbres immobiles, enguirlandés de neige et de givre, attendaient patiemment des jours meilleurs. Les chaumières basses et habillées de blanc se fondaient dans le paysage. Elles ne donnaient signe de vie que par leur cheminée d'où s'échappait un plumet de fumée qui montait bien droit dans le ciel froid. Dans sa chaumière, Guillaume le braconnier, assis près de la chandelle qui ignorait les coins d'ombre, avalait bruyamment une soupe épaisse et chaude. Le jour naissant entrait difficilement par la petite fenêtre aux vitres fleuries par le gel. Puis, avec son index noueux et corné, il bourra sa pipe et l'alluma avec un tison. Du réduit contigu qui faisait office de chambre, la voix douce de sa femme lui parvint :
- "Tu comptes partir, Guillaume, malgré ce froid ?".
- "Hé oui !", répondait-il en soupirant, "demain c'est Noël et nous n'avons qu'un peu de pain à manger".
Dans deux alcôves, au fond de la pièce commune, dormaient à poings fermés quatre enfants. L'homme glissa ses pieds dans de grosses bottes de cuir aux doubles semelles de paille fraîche et revêtit une lourde veste rapiécée qui ressemblait à un damier. Avec une ficelle qu'il passa sous son menton, il rabattit les bords de son chapeau décoloré sur ses oreilles et décrocha son vieux fusil.
Dehors, un léger vent s'était levé faisant courir un peu de neige poudreuse sur la crête des congères. La montagne se coiffait de nuages sombres. Le braconnier referma soigneusement la porte ; plissa ses yeux surpris par la luminosité, huma l'air et se mit en route vers les pâturages émaillés de bosquets qui bordent les monts dénudés. Le long d'une haie, il dérangea un merle fort occupé à la recherche de quelques baies. L'oiseau, l'ayant reconnu, s'enfuit à tire-d'aile, rasant le sol au plus près pour éviter les plombs meurtriers. Au passage, il avertit des grives qui s'affairaient sur un sorbier. Elles s'envolèrent aussi, en s'éparpillant.
Le chasseur tira mais n'en toucha aucune. Ce coup de feu dans le silence avait alerté tous les habitants à plumes et à poils de la contrée et chacun prit ses précautions. L'homme progressait difficilement dans la neige, la fatigue se faisant sentir. Plus un animal ne se montrait sur son passage et son fusil se faisait plus lourd. Le ciel se couvrait de plus en plus, la montagne était submergée par les nuages. Le vent, progressivement, augmentait son souffle, jouant avec la neige.
Le braconnier cheminait toujours vers les monts, promenant autour de lui son oeil exercé, espérant tenir au bout de son fusil quelque lièvre imprudent. La tempête s'enfla, l'horizon se ferma, et l'homme dont la moustache et les sourcils étaient chargés de givre, ahanait. Il était complètement désorienté dans cet univers sans repères. A bout de souffle, aveuglé par la bourrasque et les flocons glacés qui lui piquaient le visage, il s'arrêta, épuisé. Repérant à travers le rideau blanc la silhouette d'un gros sapin dont les basses branches touchaient le sol, il se dirigea vers l'arbre et s'abrita. En proie à un profond désespoir, il pensait à la nuit qui venait vite en cette saison. Il était là, assis sur le sol, à réfléchir et à maudire son sort qui le jetait dehors dans cette sorte d'enfer blanc, quand, au-dessus de sa tête, il entendit une voix flûtée.
- "Que fais-tu là, l'homme au visage triste ?".
C'était l'écureuil qui folâtrait à l'abri des branches touffues du sapin.
Le braconnier, un moment interloqué, répondit :
- "Je suis égaré et fourbu. Je ne sais plus dans quelle direction est ma maison".
- "Je vois, je vois, mais tu es venu avec ton fusil, donc pour nous tuer ?".
- "Oui, je l’avoue", bredouilla le braconnier, "mais il le fallait".
L’animal s’approcha de son interlocuteur tout en restant prudemment derrière le tronc de l’arbre.
- "Comment ? Il le fallait ?", interrogea-t-il surpris.
- "Hé oui, il le fallait car c’est demain Noël".
- "Mais Noël, c’est le jour de la paix sur la terre !", rétorqua vivement l’écureuil.
Vaincu par la fatigue et ces propos, Guillaume le braconnier dit en gémissant :
- "C’est pour mes enfants, je n’ai qu’un peu de pain à leur donner, demain. Nous sommes si pauvres".
L'écureuil avec ses petites pattes antérieures lissa les deux touffes de poils qui surmontaient ses oreilles, ce qui, chez lui, était le signe d'une profonde réflexion. Puis, d'arbre en arbre, il s'en alla trouver ses voisins et leur conta la nouvelle. Les animaux alertés se retrouvèrent à l'abri d'un important taillis, endroit où ils avaient l'habitude, au cours d'une trêve, de se réunir lorsqu'il s'agissait de discuter de quelque problème commun.
- "Moi", dit le lièvre, remuant ses longues oreilles portant des traces de plomb de chasse, "si je suis encore là, ce n'est pas la faute du chasseur".
Le renard, clignant de ses yeux malicieux, glapit :
- "Je savais bien qu'on finirait par l'avoir, ce maudit braconnier qui veut ma peau depuis longtemps". Une voix grave se fit entendre du haut d'un bouleau sur lequel se balançait un vieux corbeau insensible aux éléments déchaînés.
- "C'est grâce aux hommes, au fumier qu'ils sortent des étables et à leurs déchets que j'ai de quoi manger l’hiver", croassa-t-il.
- "Moi aussi", jacassa la pie, "et ils supportent mes bavardages incessants près de leurs maisons".
- "Leurs champs de pommes de terre que je ne ménage guère en automne me permettent de prendre des forces pour l’hiver", bougonna le vieux sanglier qui passait par là, et dont le mauvais caractère était connu de tous ses voisins.
- "A-t-on le droit de laisser mourir ce homme qui a quatre petits enfants ?", questionna la belette qu'ils n'avaient pas vu venir à cause de sa robe blanche.
- "Je vois", conclut l’écureuil qui s’était institué président de séance, "la majorité est pour aider cet homme et en raison des circonstances, cela s’impose. Peut-être s’en souviendra-t-il ?".
Les animaux délibérèrent et acceptèrent, finalement, cette résolution à l'unanimité. Puis, ils discutèrent sur la méthode à employer car c'était bien la première fois, de mémoire d'animal, qu'on devait aider un homme. C'est le renard dont les astuces ne surprenaient personne qui eut la meilleure idée.
- "Le plus proche hameau n'est pas si loin", dit-il. "Ce n'est pas celui où habite l'homme, mais il y a une chapelle et une cloche".
- "Ouais, et alors ?", questionna le sanglier, surpris par l'évolution de la cloche.
- "Il faut faire sonner la cloche", répondit le renard, "elle guidera les pas de l'homme".
Les animaux comprirent bien cela mais étaient fort embarrassés quant au moyen de mettre la cloche en branle. La pie, de par sa curiosité, était instruite sur tout ce qui se passait au hameau car l'été, depuis un arbre proche, elle regardait la femme du vieux berger sonner l'angélus. Elle expliqua comment la cloche sonnait grâce à son battant qui frappait l'airain et comment la corde la mettait en mouvement.
- "On y accède", ajouta-t-elle, "par un petit escalier en pierre et couvert".
Le renard, plus au fait de ce qui se passait à terre, dans le hameau, qu'en l'air, promena son museau pointu en direction de chaque participant et suggéra :
- "Si, dans notre assemblée, quelqu'un est capable de faire sonner la cloche, moi je veux bien faire le guet sur le sentier, entre le hameau et la chapelle, pour attendre les curieux".
Le corbeau secoua ses ailes pour en faire tomber la neige qui les encombrait et annonça :
- "J'ai, moi aussi survolé la chapelle et je suis capable, d'un coup d'aile, d'agiter le battant de la cloche".
- "Bon", grogna te sanglier dont la hure s'agitait depuis un bon moment dans tous les sens, "Je monterai la tirer cette corde et ça sera bien le diable si on n'entend pas la cloche à une lieue".
Encouragés par les autres, le renard et le sanglier s'acheminèrent vers le hameau. Le renard se posta au bon endroit et promit à son compère qu'il le protégerait. Le sanglier grimpa les quelques marches qui menaient à la cloche et y trouva le corbeau qui l'attendait.
Le corbeau, à coups d'aile, agita le battant qui, finalement, heurta l'airain, pendant que le sanglier saisissant à pleines dents la corde s'arc-bouta sur ses courtes et solides pattes et tira, tira encore. La cloche se libéra enfin de la glace et du givre, puis il tira vivement et laissa aller de même, alternativement, jusqu'à la faire sonner à la volée.
La cloche sonnait ainsi depuis plusieurs minutes lorsque des aboiements de chien alertèrent le sanglier qui lâcha tout et quitta les lieux. Les aboiements s'éloignèrent et, plus tard, on apprit que le renard avait entraîné dans une autre direction les hommes et les chiens que le bruit insolite avait attirés.
La cloche fut entendue par le braconnier auquel l'écureuil vint rendre une dernière visite tout en grignotant une noisette tirée de sa réserve. Reposé, l'homme se dirigea dans cette direction. La tempête qui s'était calmée un peu favorisa ce retour. Bientôt, il devina le hameau, dans la vallée, et vit cheminer, au loin, le renard et le sanglier qui revenaient vers la montagne.
Lorsque Guillaume parvint au hameau il se dirigea vers une chaumière plus grande que celle qu'il occupait et que jouxtait un grand jardin. Il frappa à la porte, frappa encore de ses mains endolories par le froid et personne ne vint ouvrir. Pourtant, la cheminée fumait. Le chasseur donna quelques légers coups de crosse de fusil contre l'huis dont il entendit aussitôt glisser le verrou. Une vieille femme lui ouvrit.
- "Que fais-tu dehors par un temps pareil ?", demanda-t-elle.
- "J'étais allé chasser vers la montagne et la tempête m'a surpris. J'étais perdu et c'est la cloche du village qui m'a ramené".
- "Que racontes-tu ? La cloche ?", dit la vieille qui était un peu sourde et croyait avoir mal entendu.
- "Si, si", protesta Guillaume, "j'ai bien entendu la cloche. J'en suis sûr".
Quand le givre de sa moustache et de ses sourcils eut fondu, son hôtesse s'approcha et le regarda, étonné.
- "Mais je te reconnais !", s'exclama-t-elle, "c'est toi qui, un jour, m'a ramenée alors que l'orage grondait et que je m'étais blessée le pied, dans le bois. Tu as porté mon fagot et m'a soutenue en même temps jusqu'ici".
- "Je suis fort", admit-il, "mais cette fois, la tempête a eu raison de moi".
Guillaume, en mangeant une soupe bien chaude, raconta à la vieille femme pourquoi il avait dû sortir une veille de Noël. Elle lui donna une douzaine d'oeufs et y ajouta quelques fromages de chèvre.
- "Ma maison est la tienne" lui dit-elle. "Je suis seule, mes poules me donnent beaucoup d'oeufs et mes chèvres de lait. Quant à mon jardin, la terre est riche mais il lui manque des bras forts pour la retourner. Reviens quand tu voudras".
La tempête s'était calmée et quelques lucarnes bleutées apparaissaient dans le plafond grisâtre qui s'était élevé. Le braconnier repartit vers son hameau distant d'une demi lieue. Alors qu'il traversait un bosquet de pins, il entendit un léger bruit au-dessus de sa tête, puis, une pomme de pin tomba à ses pieds : c'était un bel écureuil roux qui sautait de branche en branche pour regagner le faite de l'arbre.
Le chasseur vit l'occasion pour ne pas rentrer bredouille. Il s'empara de son fusil qu'il portait en bandoulière et s'apprêtait à faire feu sur le petit animal à la chair délicieuse. Au moment où il allait appuyer sur la gâchette, un gros corbeau qu'il n'avait pas vu arriver le gifla du bout de son aile et lui lança au visage deux tonitruants croassements. Le tireur surpris baissa le canon de son arme et chercha l'impudent volatile qui venait le narguer, lui, dont la réputation d'adresse était connue à plusieurs lieues à la ronde. Le corbeau qui s'était rapidement installé à la cime d'un grand arbre, derrière une grosse branche, à l'abri de la vue de l'homme, dit d'une voix grave :
- "Ecoute, écoute ce que j'ai à te dire, chasseur, avant de pointer ton arme dans ma direction : si tu es sur le chemin de ta maison, c'est grâce aux animaux en liberté. Sans nous, tu serais mort dans la tourmente, au pied du sapin. Souviens-t'en".
Puis l'oiseau s'envola. Tout au long du chemin, Guillaume pensa à tout ce qu'il avait vu dans, la journée : l'écureuil qui lui avait parlé, la cloche qui avait sonné, le renard et le sanglier habituellement indifférents l'un à l'autre qu'il avait aperçu ensemble. Il était fort perplexe et ému à la fois. Lorsqu'il poussa la porte de sa chaumière, il trouva sa femme et ses enfants en pleurs. Mais quand il ouvrit sa musette qui lui servait de carnier et en déposa le contenu sur la table, les sourires se transformèrent en effusions de joie. Noël ne serait pas un jour comme les autres.
Aux beaux jours, Guillaume rendit visite à la vieille dame. Il travailla son jardin qui produisait des légumes à profusion. Quand vint l'automne, il coupa et entra son bois pour l'hiver, si bien qu'elle l'invita à venir habiter, avec sa famille, dans sa chaumière où il y avait de la place pour tout le monde. Néanmoins, elle lui fit promettre de la conduire pour son dernier et grand sommeil dans le petit cimetière, au pied de la chapelle. Le berger du hameau, trop vieux, fut remplacé par Guillaume. La femme de celui-ci fut chargée de sonner l'angélus deux fois par jour durant la belle saison, ce qui apporta un supplément de revenus au logis. Guillaume ne chassait plus. II pensait souvent aux événements de cette veille de Noël et parfois, la nuit dans un cauchemar, il voyait un lièvre agonisant qui le regardait de ses grands yeux immobiles. Ou bien c'était un oiseau dont les ailes s'agitaient dans un dernier tremblement tandis qu'une goutte de sang perlait à son bec. Son fusil restait accroché au clou et, bien astiqué, servait à décorer la maison.
Les merles et les grives fréquentaient en toute quiétude, surtout l'hiver, la clairière qui entourait la maison ou l'ancien chasseur avait planté des sorbiers qui se couvraient de baies rouges dès l'automne.
On disait même que les lièvres venaient la nuit, dans le jardin, grignoter les choux laissés exprès et dégagés de la neige, le soir.
En tout cas, le bonheur rayonnait dans la chaumière que les enfants remplissaient de leurs cris au cours de leurs jeux. Pendant longtemps, à la veillée dans le hameau, on avait parlé de la cloche qui avait tintée au plus fort de la tempête, la veille de Noël. On ne comprenait pas.
Puis, à la longue, l'affaire se transforma en légende : "c'était le Père Noël qui vérifiait la vigilance des chiens car il voulait, à cause du mauvais temps, commencer sa tournée de bonne heure".